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* Louis Kervran (1977) : 

  "Brandan et Gildas 

II existe de nombreux textes relatifs à la visite que Brandan fit à Gildas, et ces textes apportent des précisions de localisation que nous allons interpréter.

Cette visite est rappelée dans Acta S. Brendain... (Celtic Scotland, tome II).

La vie de Colomban et sa lettre au pape mentionnent la rencontre Colomban-Gildas. Ce dernier est mort en 579. Colomban séjourna en Bretagne de 571 à 583; les dates coïncident donc bien pour montrer que Colomban a pu rencontrer Gildas en Bretagne, en accord avec les traditions bretonnes.

Dans les récits qui rapportent que Brandan alla rendre visite à Gildas, il est précisé qu'après l'avoir quitté — donc au plus tôt en 535 — Brandan alla fonder un monastère à Ailech (« in alia regione in Brittania monasterium nomine Ailech »), puis « in loco alia in Brittania, in regione Heth, ecclesiam et villam circa eam assignavit » (Kenney pense qu'Ailech serait Hinba).

Nous voyons apparaître ici la fondation d'une église en Bretagne par Brandan dans la région de Heth (certaines versions orthographient Eth). La phrase se termine comme suit (nous traduisons) : « Et là, le bienheureux père Brandan fit montre des plus grandes qualités.» Cependant des hagiographes pensent qu'ici «Brittania » est l'île de Bretagne et qu'il s'agit de Heth en Écosse, alors que nous avons vu que ce n'est pas Brandan qui fonda le monastère écossais de Heth.

Quant au monastère qu'il fonda à Ailech, «dans une autre région de Bretagne », ceci montre qu'il n'était pas au voisinage de l'église de Heth (dans un texte en anglais très archaïque j'ai trouvé aussi la graphie Ai-leach). Mais en latin il n'y a qu'un mot, Brittania et on peut aussi l'appliquer à l'actuelle Bretagne, l'Armorique, la Brittany des Anglais, car nous y retrouvons de nombreuses toponymies communes.

Lorsqu'un village civil s'édifiait autour d'un monastère, d'une abbaye, c'était un « plou ». Le village se serait donc appelé Plou Ai-Lech, devenu, par élision, Plou'Lech? Or, et ceci qui est capital n'a jamais été mis en relief jusqu'à ce jour, il existe une localité du nom de Ploulech. Un monastère y a été créé au vie siècle; c'était, à cette époque, un ancien oppidum gallo-romain, donc un site assez important, près de l'embouchure du Léguer, un peu au sud-est de cette embouchure, non loin du port du Yaudet, à 3 km à l'ouest-sud-ouest de l'actuelle ville de Lannion. Cette région fut dévastée par les Normands, en 834 semble-t-il.

Ceci expliquerait aussi un fait qui ne manque pas de retenir l'attention. C'est le rayonnement de ce monastère, dans la région au sud de Lannion, qui serait à l'origine du maintien du culte de Brandan; c'est là qu'il s'est conservé jusqu'à nos jours avec le plus d'intensité. Les églises paroissiales des communes voisines : Trégrom, Lanvellec, possèdent des statues de Brandan, qui est aussi le patron de Lanvollon (signalons, en outre, le toponyme Lanvellec, à 11 km au sud de Ploulech : c'est l'agglomération religieuse qui abritait les prêtres; et, à 12 km au nord de Ploulech, Ploumanach ; au sud-ouest, il y a Coat ar Manac'h = Bois du Moine. L'étymologie de Plou-lech reste douteuse car « lech », en celtique, a des acceptions très diverses, et rien ne permet de choisir l'une ou l'autre. Cependant, et sans remonter à l'origine du mot, il y a ici un état de fait : Lech était le nom celte de la rivière, qui plus tard fut latinisé, par comparaison avec Liger (Loire) en Léguer. Plou-Lech était donc le village près du Lech (et non le village des lechs = pierres dressées, comme on l'a écrit parfois).

Plus au sud-est, se trouve la commune de Saint-Brandan, avec une église patronnée par ce saint qui y a une statue du XVè siècle — et un vitrail récent (XIXè  siècle) — l'église ayant été restaurée et agrandie et ne conservant que peu de choses de l'ancien édifice.

Enfin c'est essentiellement dans cette région de Ploulech, et dans celle d'Alet, que se trouvent de nos jours les traces matérielles du culte de Brandan. Il faudrait une curieuse coïncidence pour que ceci n'ait rien à voir avec notre localisation.

Car le deuxième site où Brandan fit construire une église « et une ville autour » (c'est-à-dire qu'il provoqua le développement de la ville) était près de l'isthme d'Alet et non au centre de la cité, déjà trop construite (nous verrons ceci à propos d'Alet).

En effet, le mot Heth, ou Eth, précédé de l'article al donne Al Eth. Cette graphie Eth était utilisée en Bretagne à l'époque, et se recoupe par le fait qu'un territoire dépendant d'Eth était le Poul Eth (une déformation des cartographes français a fait écrire : Pays Poulet). Ce pouvait être aussi le Poul Al Eth (mais en breton moderne, par suite de la mutation, l'article serait ar et non al}.

Nous retrouvons des variantes : le Codex Salmenticensis (XIVè siècle) dit que Brandan construisit son église sur la terre d'Eth qui s'appelait Tir Etha, ou Tîr 'l-etha.

N'aurait-on pas les dérivations Tîr (a)-l etha, Tîr Aletha ou terre d'Aleth, d'Alet? Car, en très vieux celtique, Tîr = terre; exemple : Tîr na n'Og = Terre des Jeunes. On trouve aussi la graphie Tûr (Tûr na m'Beo = Terre des Vivants) dans des récits mythologiques. Tîr 'letha ne serait que Tîr (A) letha, par élision du A syllabe initiale faiblement articulée, car l'accent tonique, fortement accusé sur la pénultième, est encore remarquable de nos jours chez les Bretons, même parlant français; l'élision porte sur Al pour renforcer la syllabe d'appui.

Plummer aussi fait état d'une fondation d'église par Brandan à Tîr Etha ou Tîr Letha. Ni lui, qui écrivait en 1910, ni son élève et successeur Kenney, qui écrivait en 1929, n'ont connu le manuscrit de Dublin dont nous avons fait état, et où nous avons puisé la citation latine relative au monastère d'Ailech et à l'église d'Heth (mais Heth en Écosse, ou en Armorique?).

Il est d'ailleurs possible que ces textes dérivent d'une source commune lointaine, qui pourrait être du XIIè siècle.

Ainsi, ce sont des textes relatant l'entrevue de Brandan et de Gildas qui nous disent où est allé Brandan en quittant Gildas, et les indications toponymiques nous permettent des recoupements intéressants.

A noter une incidence non dépourvue d'intérêt : les récits sur les contacts de Gildas et de Brandan en Bretagne disent que le premier remit au second un ouvrage écrit en grec, que ce dernier lut immédiatement. Ceci est une allusion à ce que nous avons vu de la culture grecque chez les druides, l'élite, puis les moines qui, au début, furent souvent des druides convertis; le latin ne fut accepté qu'après le départ des Romains, par le biais du catholicisme au Vè siècle.

Je ne prétends nullement apporter ici un point final à cette controverse sur Letha. Ce mot pourrait aussi être d'origine écossaise, avec le sens de « La porte de l'Autre Monde ». Pour d'autres encore, il viendrait du celtique commun, du gaulois, Letavia, qui, pour F. Lot, serait aussi le nom britannique de la Bretagne armoricaine, ou le nom irlandais de celle-ci. La discussion n'est pas close! On peut cependant admettre que Letavie = « Bretagne Mineure » d'après La vie de saint Méen, La Vie de saint Cadoc... et même Jules César; les graphies sont parfois Lettan, Lettav, Letha et c'est pourquoi il convient de ne pas se fixer sur un Letha écossais.

Parenthèse sur AyLech (ou Ailech)

Le mot Ai, Ay, Hay... qui précédait Lech et a été élidé, se retrouve dans la région, puisque sur le bord du Lec'h, au sud de Ploulec'h, se dresse la forêt de Coat au Hay, où cependant certains ont voulu voir une autre forme de day = jour, par mutation h/d (anormale), mais cette évolution philologique est à prendre avec bien des réserves, et il est probable que le sens de Hay, dans cette désignation particulière, vient de ce qu'à proximité se trouve Coat an Noz (-Forêt de la Nuit). Au sud-ouest de Ploulec'h, se trouve encore Toul an Hay. On a aussi, plus au sud encore, Corl(ay) Cor(ay) etc., ce qui montre que l'affixe « ay » est courant, mais son sens dans Aylech reste incertain, d'autant plus que de vieux textes donnent aussi Ailec'h, Eilec'h, Elec'h...

Le Pays des Osismes ne fut partagé en deux qu'à la fin du Ve siècle, par la création de la Cornouaille, au sud, et de la Domnonée au nord. Un évêque régionnaire résida à Aquilonia (devenue Quimper). La Domnonée, partagée entre plusieurs chefs civils rivaux, eut rarement une unité politique et, dès le milieu du vie siècle, elle fut également partagée entre plusieurs « évêques », sans limites géographiques : telle église (paroisse) dépendait de tel évêque; telle autre, voisine, d'un autre, en fonction de l'action personnelle de ces fondateurs, moines-évêques itinérants, et de leurs appuis politiques. Cependant, un partage géographique de fait s'établit; la Domnonée fut divisée en deux et, à l'ouest de la rivière de Morlaix, ce fut le Léon, avec un seul évêque, résidant à Saint-Pol-de-Léon. A l'est, jusqu'au Couesnon, ce fut le territoire rattaché à Alet.

Le récit de Bili rappelle qu'avant 866 il fut envoyé en mission par l'évêque d'Alet auprès de son voisin l'évêque du Léon.

Les évêques de Saint-Brieuc, de Tréguier et de Dol, n'avaient que des « bénéfices » dispersés, et la réforme de 847 eut pour but de tracer des limites géographiques à ces évêchés. Mais des intérêts matériels puissants étaient en jeu, et des enclaves subsistèrent. Ainsi, Lanmeur, au contact du Léon, tout près de Morlaix, restait rattaché à Alet; puis, par décision politique, et pour améliorer les revenus du prélat de Dol, promu archevêque de Bretagne en 866, cette enclave releva de Dol et ne passa que beaucoup plus tard dans le Trégor.

Au milieu du VIè siècle, il n'y avait pas d'évêque à Tréguier. Les fonctions d'évêques étaient exercées par l'abbé qui dirigeait l'abbaye voisine d'une vieille cité gallo-romaine (la seule de cette région) et appelée, du fait de son ancienneté, Vetus Civitas. En breton, elle fut désignée plus tard par Coz Yaudet (coz = vieux). En latin, elle fut dénommée par un « néologisme » au XIè siècle. C'est une invention du moine de Tréguier qui écrivit un troisième récit de la vie de saint Tugdual (Tertia Vita), La Prima Vita semble être du IXè siècle, la seconde du XIè siècle, mais le troisième récit est le seul à appeler cette Vetus Civitas : « Lexovie » (Civitas Lexoviensis, ou Lexovium), mot qui a donné lieu à bien des controverses, car c'est aussi le nom latin de Lisieux. Des auteurs modernes y ont vu une analogie inventée à partir de la cité du Lech, Lechs, Lex...

La réalité est plus simple : il ne s'agit pas d'une invention de scribe, mais seulement d'une erreur, d'une confusion faite en développant la seconde vie, plus brève, un peu antérieure : Tugdual est allé à Lisieux, en Neustrie, avant de fonder l'église de Tréguier. On trouve en effet dans ce texte : « Sanctus Tugdualus tali conditione ad pontificalem dignitatem sublimatus (apud Parisios) ad suos alumnos regrediens, Lexoviensem urbem in pago Neustrioesitam, revisit, ac postea ad praefecta ecclesiam (vallis Trecor) venire festinavit » (nous avons souligné : Lexovie, en Neustrie).

Et le moine qui écrivit la vie développée, indique que Tugdual quitta Lexovie pour venir à Tréguier (ce qui est exact), mais le texte laisse penser que ce Lexovie était Vetus Civitas, et même des ouvrages tout récents montrent que nos « érudits » continuent sur une fausse lancée, en admettant toujours que Lexovie fut bien Vetus Civitas; mais en recherchant une explication nouvelle, la cité du Lex, du Lech...

A la mort de l'abbé-évêque de Lech, Tugdual, qui était moine à Tréguier, obtint d'être reconnu évêque de la région à une date incertaine, mais antérieure à 558, d'après l'hagiographie : il est dit en effet — mais on n'en a aucune preuve, ce n'est qu'une affirmation du XIè siècle, avec 500 ans de décalage, et avec l'état d'esprit du XIè siècle que Tugdual demanda sa nomination à Childebert Ier et se rendit à Paris. Childebert mourut en 558, Tugdual en 564; le recoupement des dates rend ceci plausible, sans plus. Car les évêques étaient élus par les prêtres des « bénéfices », sur présentation du chef territorial local, duc ou comte, et l'aval de Childebert était donc de peu de poids. Mais ce raccroche-ment de Tugdual à Childebert n'est probablement qu'une invention du XIè siècle, suivant une pratique dont nous avons vu plusieurs exemples : c'est un moyen de dater dans un passé lointain... et, ici, il y a 5 siècles.

Aussi cette désignation ne semble avoir eu aucun effet sur l'abbaye de Ploulech qui n'accepta pas l'obédience à Tréguier. Il n'y avait pas de territoire dépendant de Ploulech, ni de Tréguier : les églises étaient rattachées à un évêque ou à une abbaye, non a un évêché. Ploulech continua donc à dépendre d'Alet où était le fondateur, puis releva de Dol en 866 : créé vers 535, le monastère ne pouvait être rattaché à Dol, où le premier évêque n'apparaît qu'en 565. Subirent le même sort, comme la toponymie en témoigne, des paroisses rattachées à l'abbaye : la région voisine, au sud, Lanvellec; au nord, Ploumanac'h; de même, d'autres bénéfices : Loguivy, Lanmeur, etc.

Jamais d'ailleurs, par la suite, il n'y eut centralisation absolue de l'évêché de Tréguier : celui-ci, jusqu'à sa suppression en 1801, resta divisé en deux archidiaconés : celui de Tréguier, allant du Léguer au Leff, et celui de l'ouest qui comprenait deux « pays » : le Pagus Castelli, ou Pou Castel (dont ne relevait pas la trêve de Trégastel) et, au sud, le Pagus Civitates, ou Pays de la Cité (... gallo romaine, sous entendu; et Poucastel viendrait de l'existence dans cette région d'un «castellum» romain, d'un camp fortifié, qui était l'oppidum, le Castellum de Vetus Civitas?)

Ces dénominations latines des « pays » se retrouvent dans un texte de 616 de Bertichrammus, évêque du Mans. Une charte de Guillaume, évêque de Tréguier, datée de 1151, mentionne ces deux archidiaconés, et la mention se retrouve en 1330. Il est indiqué que l'archidiaconé de l'ouest, dit de Poucastel, avait de plus grandes prérogatives que celui de Tréguier, et une juridiction particulière.

Ainsi un autre recoupement hagiographique se confirme-t-il par diverses voies : il y avait bien une abbaye proche de l'ancienne Vetus Civitas, sur le territoire du «plou » de la paroisse devenue Ploulech; 'mais nous ne connaissons pas de façon sûre le nom que portait cette cité gallo-romaine. Il est évident que «Vetus Civitas » est une désignation ultérieure, que Lexovie est une création interprétée du XIè siècle, Ay Lech aussi ne nous est connu que par l'hagiographie, tandis que Leg (uer) est une forme romanisée, dérivée du mot Lech (ou Leg), et le sens du nom breton de Yaudet est bien controversé.

C'est pourquoi il serait souhaitable que des fouilles méthodiques soient entreprises sur ce site ; elles permettront peut-être même de trouver une inscription donnant le nom de la cité. Des étages divers s'observent, consécutifs à des incendies, mais il est probable que le monastère fut construit en dehors de la cité, aussi bien d'après l'interprétation des textes hagiographiques que d'après la toponymie.

1. Voir Ogam, XIX, 5-6, déc. 1967, p. 490.

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